Puisque nous sommes passé.e.s d'une polémique sur la pénalisation des prostitueurs à l'éloge de la légalisation de la prostitution, pourquoi ne pas regarder de plus près les bilans concernant cette dernière ? Le système suédois n'est pas parfait mais il reste quand même loin de ça:
Les liens entre prostitution et crime organisé
Ils n’ont pas diminué. Des rapports australiens et néerlandais montrent au contraire que la légalisation, sous bien des aspects, a renforcé ces liens.
L’ONG Project respect estime que des bordels légaux du Victoria utilisent des femmes trafiquées. Un institut australien de criminologie évalue à un million de dollars par semaine les revenus de la prostitution illégale. Selon l’australienne Sheila Jeffreys, loin de faire reculer le crime organisé, la légalisation a entraîné une explosion des trafics criminels de femmes ; et des criminels condamnés conservent leur rôle dans le business, couverts par des personnes plus honorables.
En octobre 2003, la mairie d’Amsterdam a décidé de fermer la zone de tolérance ouverte à la prostitution de rue. Le maire a invoqué "un dilemme diabolique" en expliquant qu’il "apparaissait impossible de créer pour les femmes prostituées une zone saine et contrôlable qui ne soit pas récupérée par le crime organisé." En 2007, la municipalité d’Amsterdam se lance dans une profonde et coûteuse opération de rachat des bordels du quartier rouge afin d’amener la restructuration du quartier : un constat d’échec sans appel.
L’industrie du sexe en pleine croissance
Alors qu’on a voulu contrôler l’industrie, on n’a fait qu’en encourager la croissance. Dans l’état de Victoria, les bordels légaux sont passés de 40 en 1989 à 94 en 1999.
Il semble que la légalisation ait fait la preuve de son échec pour éradiquer les trafics. Les premières raisons en seraient les difficultés de contrôle et le manque de moyens donnés aux autorités locales. Comme l’explique l’américaine Janice Raymond : "En Nouvelles Galles du Sud, les bordels ont été décriminalisés en 1995. En 1999, leur nombre à Sydney a augmenté de façon exponentielle jusqu’à 400/500. L’immense majorité n’ont pas de licence. Pour en finir avec la corruption endémique de la police, le contrôle de la prostitution illégale est passé de ses mains à celles des mairies ; celles ci n’ont jamais l’argent ni le personnel nécessaires pour envoyer des contrôleurs dans les bordels et poursuivre les opérateurs illégaux."
La légalisation des bordels place une charge administrative considérable sur les autorités locales. Bien qu’il soit exigé légalement que des inspecteurs contrôlent régulièrement les établissements, il est évident que c’est loin d’être toujours le cas.
La prostitution illégale
Le problème inhérent à la légalisation est qu’il légalise un seul secteur de la prostitution. Quand ce secteur se développe, le secteur illégal en fait autant, que ce soit les bordels illégaux ou la prostitution de rue.
La légalisation ne fait pas disparaître la prostitution de rue ni les dangers qui y sont liés. On a même enregistré une augmentation significative dans le Victoria avec des niveaux plus élevés de viols et de violences.
De même, les bordels légaux tendent à être pris en main par les entrepreneurs de l’industrie du sexe et il n’est pas facile pour les femmes elles-mêmes d’organiser et de maintenir des collectifs de prostituées.
Les estimations de la police et de l’industrie du sexe légale établissent le nombre des bordels illégaux en Victoria à 400, soit quatre fois plus que les légaux.
De leur côté, les Pays-Bas ont souffert de divers inconvénients de la loi : le déplacement des lieux de prostitution vers des zones où les contrôles sont moindres ; le retour au secteur illégal d’opérateurs légaux qui ont fermé leurs établissements face aux obligations règlementaires ; l’utilisation de prête-nom par des exploitants connus de la police et donc dans l’incapacité d’obtenir des licences en leur nom propre.
La prostitution des enfants
La prostitution enfantine a connu une croissance certaine ces dix dernières années aux Pays-Bas. L’organisation des droits de l’enfant à Amsterdam estime qu’il y a aujourd’hui plus de 15.000 enfants, en majorité des filles, dans la prostitution, soit une augmentation de +11 000 depuis 1996. 5000 d’entre eux proviendraient de l’étranger, notamment du Nigéria.
Taxes et revenus, un solde négatifL’évasion des taxes est la situation la plus courante. En Australie, sur 22 500 "travailleuses du sexe", 3.699 payaient les taxes légales selon une étude de 2002. On estime les pertes du gouvernement à 100 millions de dollars australiens par an. Aux Pays-bas, seulement 5 à 10% des prostituées paient les taxes légales, selon le centre d’information sur la prostitution d’Amsterdam (2003).
La situation pour les personnes prostituées
Une violence omniprésente, endémique
La violence contre les femmes ne semble avoir diminué ni aux Pays-Bas ni dans le Victoria depuis la légalisation, et tout laisse même penser qu’elle a augmenté.
Un rapport de l’Institut Australien de Criminologie concluait en 1990 que beaucoup de prostituées couraient de grands risques de violence dans les bordels légaux.
Une étude de 1994 établissait qu’un pourcentage significatif de prostituées se sentait en insécurité avec les clients, parfois ou souvent. Dans les mêmes années, le Collectif de Prostituées de Victoria (PCV) recevait 15 plaintes pour viol et violences contre les prostituées chaque semaine. Beaucoup de femmes des bordels illégaux du Victoria disaient ne pas porter plainte auprès de la police, de peur d’être interpellées ou jetées en prison.
Une étude néerlandaise a montré que 79% des femmes en situation de prostitution disaient s’y trouver poussées par une forme ou une autre de contrainte (Institut de recherche socio-sexologique, 2000)
La santé en périlDepuis les changements légaux intervenus dans l’industrie du sexe dans le Queensland en 1992, les dangers semblent avoir augmenté dans ce domaine.
D’une part, le PCV, association d’aide aux prostituées, a montré que les contrôles accrus avaient poussé beaucoup de femmes dans le secteur illégal, où il y avait un risque plus grand d’infection par le HIV, et un accès limité au collectif et à son aide.
En 1990, un rapport de l’Institut Australien de Criminologie montrait que les femmes prostituées du secteur légal couraient de hauts risques d’infection au HIV à cause de la pression des clients mais aussi des patrons de bordels pour des rapports sans préservatifs. En 1998, une étude menée à Melbourne donnait le chiffre de 40 % de clients ayant des rapports avec des prostituées sans utiliser de préservatif.
Dans le Victoria, entre 2000 et 2002, on a enregistré une augmentation de 91% du nombre de femmes présentant une infection au HIV, pour une augmentation de 56 % dans la population globale.
Le stigmate
La légalisation ne parvient pas non plus à régler le problème du stigmate qui pèse sur les personnes prostituées, malgré tous les arguments en ce sens.
Selon des prostituées néerlandaises, loin d’enlever le stigmate, la légalisation les rend plus vulnérables en les contraignant à renoncer à leur anonymat.
Selon une étude effectuée à Amsterdam, les prostituées qui se présentent comme des travailleuses indépendantes découvrent que les banques et les compagnies d’assurances leur refusent toujours leurs services.
Ainsi, bien que la question des droits des prostituées dans le cadre de leur travail soit souvent avancée comme une raison de légaliser, beaucoup de femmes ne se font pas enregistrer et continuent d’opérer illégalement.
Et les clients ?
La légalisation encourage la demande ; on estime à 60 000 le nombre de visites aux bordels légaux dans le Victoria chaque semaine, pour une dépense moyenne de 7 millions de dollars. En 1983, il y avait 149 bordels connus dans cet état ; la police l’estime aujourd’hui à 95 légaux et 400 illégaux. Le nombre d’agences d’escorte est également en augmentation, on estime à 5000 le nombre de femmes y travaillant.
Selon l’association australienne PCV, un des pires aspects de la prostitution en bordel était la violence des clients (1999). Les femmes prostituées ont également constaté après la légalisation un comportement de plus en plus audacieux des hommes à leur égard.
Les bordels légalisés encouragent le tourisme sexuel. Amsterdam est ainsi la capitale de ce tourisme en Europe.
L’aide aux personnes prostituées
Globalement, on estime que les criminels s’arrangent pour garder les prostituées hors du secteur légal, le gain financier étant plus conséquent. Cet éclatement des activités pose des problèmes pour l’application de la loi mais aussi pour fournir aux personnes prostituées aide médicale et services de travail social.
La normalisation conduit également à la réduction des services d’aide offerts aux personnes prostituées dans la mesure où les propriétaires de bordels ont tendance à les restreindre.
De plus, une enquête de 1990 de l’Institut Australien de Criminologie révélait que les femmes prostituées étaient sujettes dans les bordels légaux à un système d’amendes (que ce soit pour un retard ou des jambes non épilées...) et que les opérateurs prélevaient plus de 60 % des sommes versées par les clients.
La sortie de prostitution
Le rapport australien montre que, malgré les promesses des municipalités, les stratégies promises d’aide à la sortie de prostitution n’ont pas vu le jour. Une recherche néerlandaise conclut en 2003 à une forte demande pour de tels programmes aux Pays-Bas : des prostituées des Pays-Bas souhaiteraient des programmes leur permettant de quitter la prostitution.
On peut penser que plus la légitimité de l’industrie avance, moins il existe de soutien pour les programmes permettant de quitter la prostitution. Il est clair en outre que bien peu de ces services sont proposés aux femmes hors rue, bien que deux tiers soient dans l’illégalité et que l’on sache qu’elles y vivent toujours sous contrainte.
Pour celles et ceux qui souhaitent poser un regard éclairé sur la situation: le rapport d'évaluation de la loi suédoise que j'ai trouvé sur le très documenté blog de Lora et le texte en entier (dont est issu l'extrait ci-dessus) concernant le bilan de la légalisation.